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Histoire d'un conscrit Chapitre XVII

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Message par Invité Dim 30 Nov 2008 - 17:59

Histoire d'un conscrit
de 1813

Chapitre XVII

Nous allions donc, suivant la grande route de Wurtzen, le fusil en bandoulière, la capote retroussée, le dos arrondi sous le sac, et l'oreille basse, comme on peut croire. La pluie tombait, l'eau nous coulait du shako dans la nuque; le vent secouait les peupliers dont les feuilles jaunes, voltigeant autour de nous, annonçaient l'hiver, et cela continuait ainsi des heures.
De loin en loin un village se rencontrait avec ses hangars, ses fumiers, ses jardins entourés de palissades. Les femmes, debout derrière les petites vitres ternes, nous regardaient passer; un chien aboyait, un homme, qui fendait du bois sur sa porte, se retournait pour nous suivre des yeux, et nous allions toujours, crottés jusqu'à l'échine. Nous revoyions au bout du village, la grande route s'étendre à perte de vue, les nuages gris se traîner sur les champs dépouillés, et quelques maigres corbeaux s'éloigner à tire d'aile en jetant leur cri mélancolique.
Rien de triste comme un pareil spectacle, surtout quand on pense que l'hiver approche, et qu'il faudra bientôt coucher dehors dans la neige. Aussi personne ne disait mot, sauf le fourrier Poitevin. C'était un vieux soldat, jaune, ridé, les joues creuses, le nez rouge, les moustaches longues d'une aune, comme tous les buveurs d'eau-de-vie. Il avait un langage relevé, qu'il entremêlait d'expressions de caserne; et quand la pluie redoublait, il s'écriait, avec un éclat de rire bizarre: «Oui... Poitevin... oui... cela t'apprendra à siffler!...» Ce vieil ivrogne s'était aperçu que j'avais quelques sous au fond de ma poche; il se tenait près de moi, disant: «Jeune homme, si votre sac vous gêne, passez-moi ça.» Mais je le remerciais de son honnêteté.
Malgré mon ennui d'être avec un homme qui regardait toujours les enseignes d'auberge, lorsque nous traversions un village, et qui disait: «Un petit verre ferait joliment de bien par le temps qui court...» je n'avais pu m'empêcher de lui payer quelques gouttes, de sorte qu'il ne me quittait plus.
Nous approchions de Wurtzen et la pluie tombait à verse, lorsque le fourrier s'écria pour la vingtième fois:
«Oui, Poitevin... voilà l'existence... cela t'apprendra à siffler!
– Quel diable de proverbe avez-vous là, fourrier? lui dis-je... Je voudrais bien savoir comment la pluie vous apprend à siffler.
– Ce n'est pas un proverbe, jeune homme, c'est une idée qui me revient quand je m'amuse.»
Puis, au bout d'un instant:
«Vous saurez, dit-il, qu'en 1806, époque où je faisais mes études à Rouen, il m'arriva de siffler une pièce de théâtre, avec bien d'autres jeunes gens comme moi. Les uns sifflaient, les autres applaudissaient; il en résulta des coups de poing, et la police nous mit au violon par douzaines. L'Empereur, ayant appris la chose, dit: «Puisqu'ils aiment tant à se battre, qu'on les incorpore dans mes armées! Ils pourront satisfaire leur «goût!» Et naturellement la chose fut faite; personne n'osa souffler dans le pays, pas même les pères et mères!
– Vous étiez donc conscrit? lui dis-je.
– Non, mon père venait de m'acheter un remplaçant. C'est une plaisanterie de l'Empereur... une de ces plaisanteries dont on se souvient longtemps: vingt ou trente d'entre nous sont morts de misère... Quelques autres, au lieu de remplir une place honorable dans leur pays, soit comme médecin, juge, avocat, sont devenus de vieux ivrognes. Voilà ce qui s'appelle une bonne farce!»
Alors il se mit à rire en me regardant du coin de l'oeil. – J'étais devenu tout pensif, et deux ou trois fois encore, avant d'arriver à Gauernitz, je payai des petits verres à ce pauvre diable.
Vers cinq heures du soir, en approchant du village de Risa, nous aperçûmes à gauche un vieux moulin avec son pont de bois, que suivait un sentier de traverse. Nous prîmes le sentier pour couper au court, et nous n'étions plus qu'à deux cents pas du moulin, lorsque nous entendîmes de grands cris. En même temps, deux femmes, une toute vieille et l'autre plus jeune, traversèrent un jardin, entraînant après elles des enfants. Elles tâchaient de gagner un petit bois qui borde la route, sur la côte en face. Presque aussitôt nous vîmes plusieurs de nos soldats sortir du moulin avec des sacs, d'autres remonter d'une cave à la file avec de petites tonnes, qu'ils se dépêchaient de charger sur une charrette, près de l'écluse, d'autres amenaient des vaches et des chevaux d'une étable, tandis qu'un vieillard, devant la porte, levait les mains au ciel, et que cinq ou six de ces mauvais gueux entouraient le meunier tout pâle et les yeux hors de la tête.
Tout cela: le moulin, la digue, les fenêtres défoncées, les femmes qui se sauvent, nos soldats en bonnet de police, faits comme de véritables bandits, le vieux qui les maudit, et les vaches qui secouent la tête, pour se débarrasser de ceux qui les emmènent, pendant que d'autres les piquent derrière avec leurs baïonnettes... tout est là... devant moi... je crois encore le voir!
«Ça, dit le fourrier Poitevin, ce sont des maraudeurs... Nous ne sommes plus loin de l'armée.
– Mais c'est abominable! m'écriai-je; ce sont des brigands!
– Oui, répondit le fourrier, c'est contraire à la discipline; si l'Empereur le savait, on les fusillerait comme des chiens.»
Nous traversions alors le petit pont; et, comme on venait de percer une des tonnes derrière la charrette, les soldats s'empressaient autour, avec une cruche, en buvant à la ronde. Cette vue révolta le fourrier, qui s'écria d'un ton majestueux:
«De quelle autorité exercez-vous ce pillage?»
Plusieurs tournèrent la tête, et, voyant que nous n'étions plus que trois, parce que les autres avaient suivi leur chemin sans s'arrêter, un d'eux répondit:
«Hé! vieux farceur... tu veux ta part du gâteau... c'est tout simple... Mais il n'y a pas besoin de retrousser tes moustaches pour ça. Tiens, bois un coup.»
Il lui tendait la cruche; le fourrier la prit, et, me regardant de côté, il but.
«Eh bien, jeune homme, fit-il ensuite, si le coeur vous en dit! Il est fameux, ce petit vin.
– Merci», lui répondis-je.
Plusieurs autour de nous criaient:
«En route! en route! Il est temps.»
D'autres:
«Non, non, attendez... Il faut encore voir!...
– Dites donc, reprit le fourrier d'un ton de brave homme, vous savez, camarades... il faut aller en douceur.
– Oui, oui, l'ancien, répondit une espèce de tambour-major, – le grand chapeau à cornes en travers des épaules, et, souriant d'un air moqueur, les yeux à demi fermés: – Oui, sois tranquille, nous allons plumer la poule dans les règles. On aura des égards... on aura des égards!»
Alors le fourrier ne dit plus rien; il était comme honteux à cause de moi.
«Que voulez-vous, jeune homme! me dit-il en allongeant le pas pour rejoindre les camarades, à la guerre comme à la guerre... On ne peut pas se laisser dépérir!»
Je crois qu'il serait resté, sans la peur d'être pris. Moi, j'étais triste et je me disais:
«Voilà bien les ivrognes! ils peuvent avoir de bons mouvements, mais la vue d'une cruche de vin leur fait tout oublier.»
Enfin, vers dix heures du soir, nous découvrîmes des feux de bivac sur une côte sombre, à droite du village de Gauernitz et d'un vieux château, où brillaient aussi quelques lumières. Plus loin, dans la plaine, tremblotaient d'autres feux en plus grand nombre.
La nuit était claire. Les grandes pluies avaient essuyé le ciel. Comme nous approchions du bivac, on nous cria:
«Qui vive!
– France!» répondit le fourrier.
Mon coeur battait avec force, en pensant que dans quelques minutes j'allais revoir mes vieux camarades s'ils étaient encore de ce monde.
Des hommes de garde s'avançaient déjà d'une espèce de hangar, à demi portée de fusil du village, pour venir nous reconnaître. Ils arrivèrent près de nous. Le chef du poste, un vieux sous-lieutenant tout gris, le bras en écharpe sous son manteau, nous demanda d'où nous venions, où nous allions, si nous avions rencontré quelque parti de Cosaques en route. Le fourrier répondit pour nous tous. L'officier nous prévint alors que la division Souham avait quitté les environs de Gauernitz le matin, et nous dit de le suivre pour voir nos feuilles de route, ce que nous fîmes en silence, passant autour des feux de bivac, où les hommes, couverts de boue sèche, dormaient par vingtaines: pas un ne remuait.
Nous arrivâmes au hangar. C'était une vieille briqueterie; le toit très large, en forme d'éteignoir, reposait sur des piliers à six ou sept pieds du sol. Derrière s'élevaient de grandes provisions de bois. Il faisait bon là-dedans. On avait allumé du feu; l'odeur de la terre cuite s'étendait aux environs. La chambre du four était encombrée de soldats qui dormaient le dos au mur comme des bienheureux; la flamme les éclairait sous les poutres sombres. Près des piliers brillaient les fusils en faisceaux. Je crois revoir ces choses: je sens la bonne chaleur qui m'entre dans le corps; je vois mes camarades, dont les habits fument à quelques pas du four et qui attendent gravement que l'officier ait fini de lire les feuilles de route à la lumière rouge. Un vieux soldat, sec et brun, veillait seul, il était assis sur ses jambes croisées, et tenait entre ses genoux un soulier qu'il raccommodait avec une alêne et de la ficelle.
C'est à moi que l'officier rendit le premier sa feuille en disant:
«Vous rejoindrez demain votre bataillon à deux lieues d'ici, près de Torgau.»
Alors le vieux soldat, qui me regardait, posa la main à terre pour me montrer qu'il y avait de la place, et j'allai m'asseoir près de lui. J'ouvris mon sac, et je mis d'autres chaussettes et des souliers neufs que j'avais reçus à Leipzig; cela me fit du bien.
Le vieux me demanda:
«Tu vas rejoindre?
– Oui, le 6e, à Torgau.
– Et tu viens?
– De l'hôpital de Leipzig.
– Ça se voit, fit-il; tu es gras comme un chanoine. On t'a nourri de cuisses de poulet là-bas, pendant que nous mangions de la vache enragée.»
Je regardai mes voisins endormis; il avait raison; ces pauvres conscrits n'avaient plus que la peau et les os: ils étaient jaunes, plombés et ridés comme des vétérans, on aurait cru qu'ils ne pouvaient plus se tenir.
Le vieux, au bout d'un instant, reprit:
«Tu as été blessé?
– Oui, l'ancien, à Lutzen.
– Quatre mois d'hôpital, fit-il en allongeant la lèvre, quelle chance! Moi, j'arrive d'Espagne. Je m'étais flatté de retrouver les Kaiserlicks de 1807... des moutons... de vrais moutons. Ah! oui, ils sont devenus pires que les guérillas. Ça se gâte, ça se gâte!»
Il se parlait ainsi tout bas, sans faire attention à moi, et tirait les deux ficelles comme un cordonnier, en serrant les lèvres. De temps en temps il essayait le soulier pour voir si la couture ne le gênerait pas. Finalement, il mit l'alêne dans son sac, le soulier à son pied, et s'étendit l'oreille sur une botte de paille.
J'étais tellement fatigué que j'avais de la peine à m'endormir; pourtant, au bout d'une heure, je tombai dans un profond sommeil.
Le lendemain, je me remis en route avec le fourrier Poitevin et trois autres soldats de la division Souham. Nous gagnâmes d'abord la route qui longe l'Elbe. Le temps était humide; le vent, qui balayait le neuve, jetait de l'écume jusque sur la chaussée.
Nous allongions le pas depuis une heure, quand tout à coup le fourrier dit: «Attention!»
Il s'était arrêté le nez en l'air, comme un chien de chasse qui flaire quelque chose. Nous écoutions tous sans rien entendre, à cause du bruit des flots sur la rive et du vent dans les arbres. Mais Poitevin avait l'oreille plus exercée que nous.
«On tiraille là-bas, dit-il en nous montrant un bois sur la droite. L'ennemi peut être de notre côté; tâchons de ne pas donner au milieu. Tout ce que nous avons de mieux à faire, c'est d'entrer sous bois et de poursuivre notre chemin avec prudence. Nous verrons à l'autre bout ce qui se passe... Si les Prussiens ou les Russes sont là, nous battrons en retraite sans qu'ils nous voient. Si ce sont des Français, nous avancerons.»
Chacun trouva que le fourrier avait raison, et, dans mon âme, j'admirai la finesse de ce vieil ivrogne. Nous descendîmes donc de la route dans le bois, Poitevin en avant et nous derrière, le fusil armé. Nous marchions doucement, nous arrêtant tous les cent pas pour écouter. Les coups de fusil se rapprochaient; ils se suivaient un à un, en retentissant dans les ravins. Le fourrier nous dit:
«Ce sont des tirailleurs qui observent un parti de cavalerie, car les autres ne répondent pas.»
C'était vrai: dix minutes après, nous apercevions entre les arbres un bataillon d'infanterie française en train de faire la soupe au milieu des bruyères, et tout au loin sur la plaine grise, des pelotons de Cosaques défilant d'un village à l'autre. Quelques tirailleurs, le long du bois, tiraient dessus, mais ils étaient presque hors de portée.
«Allons, vous voilà chez vous, jeune homme», me dit Poitevin en souriant.
Il devait avoir bon oeil, pour lire le numéro du régiment à une pareille distance. Moi, j'avais beau regarder, je ne voyais que des êtres déguenillés et tellement minables, qu'ils avaient tous le nez pointu, les yeux luisants, les oreilles écartées de la tête par le renfoncement des joues. Leurs capotes étaient quatre fois trop larges pour eux; on aurait dit des manteaux, tant elles formaient de plis sur les bras et le long des reins. Quant à la boue, je n'en parle pas: c'était sinistre.
En ce jour, je devais apprendre pourquoi les Allemands paraissaient si joyeux après notre victoire de Dresde.
Nous descendions vers deux petites tentes, autour desquelles trois ou quatre chevaux broutaient l'herbe maigre. Je vis là le colonel Lorain, détaché sur la rive gauche de l'Elbe, avec le 3e bataillon. C'était un grand maigre, les moustaches brunes, et qui n'avait pas l'air doux. Il nous regardait venir en fronçant le sourcil, et quand je lui présentai ma feuille de route, il ne dit qu'un mot:
«Allez rejoindre votre compagnie.»
Je m'éloignai, pensant bien reconnaître quelques hommes de la 4e; mais depuis Lutzen les compagnies avaient été fondues dans les compagnies, les régiments dans les régiments et les divisions dans les divisions, de sorte qu'en arrivant au pied de la côte où campaient les grenadiers, je ne reconnus personne. Les hommes, en me voyant approcher, me jetaient un coup d'oeil de travers comme pour dire:
«Est-ce que celui-là veut sa part du bouillon? Un instant! nous allons voir ce qu'il apporte à la marmite.»
J'étais honteux de demander la place de ma compagnie, lorsqu'une espèce de vétéran osseux, le nez long et crochu comme un bec d'aigle, les épaules larges où pendait sa vieille capote usée, relevant la tête et m'observant, dit d'une voix tout à fait calme:
.../...
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